177. Lumières et richesses du Léman. 3/4


3/4. Charles-Ferdinand Ramuz y voit pourtant «notre Méditerranée à nous», «petite mer intérieure avant la grande». Comme Rousseau, il est saisi par la brusque apparition du lac et met les mots qui nous manquent sur l'émotion ferroviaire qui nous transporte à chaque retour de Berne ou Fribourg :  «Quand on sort du tunnel de Chexbres on est d'abord dans l'éblouissement. On vient de quitter la lumière adoucie et terne qui est celle des pays trop verts qu'assombrissent les sapins: on est, tout à coup, entre deux nappes bleues dont l'une est en haut, l'autre en bas, et en face de vous est une espèce de mur bleu, d'un bleu plus pâle et transparent, qui est les alpes de Savoie. On est sur le flan d'une immense conque dont les parois sont revêtues d'azur et l'intérieur en est occupé par une espèce de brume blonde dont on ne sait d'où elle vient, étant partout. Car ici, est-il dit, nous avons deux soleils, et c'est à l'eau qu'on doit le vin.»

Guy de Pourtalès, enfin, nuance lui aussi les couleurs du Léman qu'il aime, dans Marins d'eau douce : «Quand souffle le «séchard» il est bleu; il est vert par le vent du sud, noir par le «joran», mauve par les soirs de calme et rose quelquefois, très tôt le matin ... »

Heureusement, ce déferlement d'émotion sublime est tempéré parfois par l'ironie, le sarcasme ou l'humour. L'écrivain vaudois Paul Budry note que parmi les lacs, le Léman est sans doute celui qui a le plus excité « l'idolâtrie dans les âmes sensibles» et autant suscité «d'hymnes, d'élégies et de romances […] dans tous les idiomes du monde». Les iconoclastes Chaux-de-Fonniers Plonk et Replonk maltraitent allègrement les flots du Léman dans leurs montages photographiques, les nettoient à sec, y mettent le feu, le coupent à la frontière d'un sillon digne de la fuite en Egypte, ce qui ne les empêche pas d'avoir eu les honneurs des cimaises du Musée du Léman. Et l'humoriste Pierre Dac, contemplant l'étendue lacustre, a cette forte pensée : « je songe parfois à la quantité de bœuf qu'il faudrait pour faire un bouillon avec le lac de Genève ... »

Même sans bouillon, le Léman est généreux pour nourrir et enrichir ses riverains et, s'il est source infinie d'inspiration, il est tout autant lieu de détente, de loisir et de ressourcement. Ces attraits ont dès la préhistoire fixé des populations autour de ses rives, avec les fameux Lacustres, dont les villages sur pilotis ont excité la curiosité des archéologues et de générations d'écoliers. Il a aussi servi depuis la nuit des temps de voie de communication commode et relativement sûre. Et, avec son climat privilégié, il a contribué à l'émergence au XIXe siècle d'un tourisme raffiné et à l'apparition d'une grande hôtellerie de prestige, sur la Riviera comme autour d'Evian. Mais aujourd'hui la pression démographique est telle, avec la constitution progressive d'une véritable mégalopole lémanique, que ses atouts deviennent paradoxalement des risques contre lesquels il faut à tout prix le préserver.

Illustration : Charles Ferdinand Ramuz