179. Lumières et richesses du Léman. 1/4


"Voyage dans les images et les pages qui ont magnifié les rives et les eaux du lac le plus vaste d’Europe occidentale"
par Ariel HERBEZ 
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* Ce texte est publié en quatre parties (176 à 179), avec l'accord et l'aimable autorisation de l'auteur que je remercie très vivement. Il est extrait de « Lémaniques », revue de l’Association pour la sauvegarde du Léman (ASL), numéro 77, pages 9 à 12. Aôut 2010,
* Site Web : http://www.asleman.org/
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1/4. Est-ce un hasard si le premier paysage identifiable de l'histoire de la peinture européenne représente le lac Léman? Non, à coup sûr, tant ses lumières, ses humeurs et ses couleurs changeantes, ses paysages façonnés par les jaillissements alpins puis par l'homme ont subjugué de tout temps les artistes, leur offrant une source d'inspiration inépuisable.

Conrad Witz a peint La Pêche miraculeuse en 1444, pour répondre à une commande de l'évêque François de Metz. On y reconnaît sans peine la rive genevoise du lac, les Voirons, le Môle, le Salève et les Alpes, ainsi que le coteau de Cologny et l'entrée du port de Genève. Il sera suivi d'une multitude de peintres, graveurs, dessinateurs, affichistes et photographes ensuite, fascinés par l'éventail de la palette lémanique. Quatre siècles plus tard, Jean-Baptiste Corot peint vers 1860 le Quai des Pâquis dans une perspective similaire à celle de Witz: ici, écrit-il dans une lettre en 1842, « la lumière est comme je l'aime, pleine de nuances délicates».

Gustave Courbet, exilé à La Tour-de-Peilz après la défaite de la Commune de Paris, se laisse aussi séduire par les paysages lémaniques, d'autant qu'il doit produire et vendre pour rembourser la reconstruction de la colonne Vendôme : il réalise de nombreuses vues des rives du lac, dont le sauvage Lac Léman et Pointe Grammont et plusieurs Château de Chillon, dont les murailles baignant dans l'eau séduiront aussi Maurice Utrillo plus tard.

Ferdinand Hodler, dont le Lac Léman vu de Saint-Prex (1901) a battu un record de vente il y a quelques années, n'a pas cessé de regarder le lac, notamment dans les derniers mois de sa vie en 1918 quand, malade, il le peint inlassablement depuis son appartement du quai du Mont-Blanc, dans des compositions à larges dominantes horizontales, dans ses «bleus violacés si caractéristiques ». Mais « le peintre du Léman» par excellence, comme on l'a appelé, c'est le Vaudois François Bocion (1828-1890), qui ne cesse d'explorer «les charmes du lac, ses travaux et ses jours», que ce soit avec le paisible et bucolique Bocion et sa famille à la pêche (1877), ses joyeux et animés Jeux nautiques (La fête de la Navigation) (1870) ou tant d'autres toiles nimbées des lumières lacustres.

Avec l'essor du tourisme, des grands hôtels, de la navigation à vapeur et du chemin de fer, et grâce au développement de la lithographie en couleur, l'affiche illustrée prend son essor vers la fin du XIX° siècle sur les deux rives du lac, et les sites lémaniques ne cesseront de s'afficher sur les murs de nos villes et à l'étranger jusqu'à nos jours : on se souvient encore de la fameuse campagne d'affiches d'artistes pour sauver les Bains des Pâquis en 1988 (dont la célèbre pieuvre d'Exem), et plus récemment Zep a convoqué les sirènes du Léman pour annoncer le Festival de jazz de Montreux (2005), sur un promontoire noyé dans le bleu du ciel et de l'eau.

178. Lumières et richesses du Léman. 2/4


2/4. La littérature n'est pas en reste pour chanter le Léman. Jean-Jacques Rousseau lui gardera un profond attachement : «L'instant où, des hauteurs du Jura, je découvris le lac de Genève fut un instant de ravissement et d'extase», fait-il dire à son Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse, publié en 1761. Et il explique comment il a choisi le cadre du Léman pour son roman épistolaire :  « Pour placer mes personnages dans un séjour qui me convint, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus durant mes voyages. Je songeais aux Îles Borromées mais j'y trouvai trop d'ornement et trop d'art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n'a jamais cessé d'errer. Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l'ensemble, qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l'âme achevèrent de me déterminer et j'établis à Vevey mes jeunes pupilles.»

Véritable best-seller du XVIIIe siècle, le livre provoque un engouement romantique sans précédent pour les sites Lémaniques évoqués. Les lettrés vont accourir de toute l'Europe ; on les appellera les Pèlerins de Meillerie. Lord Byron et le poète Percy Shelley lancent le mouvement, visitent Montreux, le château de Chillon, et manquent de se noyer près de Meillerie). «J'aime le Léman et sa nappe de cristal, miroir où les montagnes voient reproduire leur image tranquille dans la profondeur de cette eau limpide» écrit Byron. Installé à la Villa Diodati de Cologny, il défie ses amis Shelley et Mary Godwin, future Mary Shelley, d'écrire une histoire de fantômes pour passer le temps lors de l'été glacial et pluvieux de 1816. C'est ainsi que la toute jeune femme crée Frankenstein face au lac, transformé par un orage en « une immense nappe de feu ».

Si le poème le plus célèbre d'Alphonse de Lamartine, Le Lac, prend pour cadre à sa mélancolie le lac du Bourget, le poète donnera aussi un Ressouvenir du lac Léman (1842) avec des accents d'un romantisme échevelé :

« Pour moi, cygne d'hiver égaré sur tes plages,
Qui retourne affronter son ciel chargé d'orages,
Puissé-je quelquefois, dans ton cristal mouillé,
Retremper, ô Léman, mon plumage souillé !»

Il y salue ses illustres prédécesseurs dans les pas desquels il met les siens : Je vois d'ici verdir les pentes de Clarens / Des rêves de Rousseau fantastiques royaumes ... » et plus loin : « Byron, comme un lutteur fatigué du combat / Pour saigner et mourir, sur tes rives s'abat ».

Goethe, Chateaubriand, Stendhal aussi font le pèlerinage de Meillerie et celui-ci, sur l'autre rive, s'extasie même s'il semble un peu perdu : «Comment rendrais-je le ravissement de Rolle? […] A Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de bonheur de la lecture de La Nouvelle Héloïse et de l'idée d'aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey, j'entendis tout à coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d'une église située dans la colline […]. Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait. […] Enfin je revois ce beau lac, si vaste, si magnifiquement entouré! Il donne des idées moins sérieuses, moins sublimes si l'on veut, mais plus tendres que la mer véritable.»

177. Lumières et richesses du Léman. 3/4


3/4. Charles-Ferdinand Ramuz y voit pourtant «notre Méditerranée à nous», «petite mer intérieure avant la grande». Comme Rousseau, il est saisi par la brusque apparition du lac et met les mots qui nous manquent sur l'émotion ferroviaire qui nous transporte à chaque retour de Berne ou Fribourg :  «Quand on sort du tunnel de Chexbres on est d'abord dans l'éblouissement. On vient de quitter la lumière adoucie et terne qui est celle des pays trop verts qu'assombrissent les sapins: on est, tout à coup, entre deux nappes bleues dont l'une est en haut, l'autre en bas, et en face de vous est une espèce de mur bleu, d'un bleu plus pâle et transparent, qui est les alpes de Savoie. On est sur le flan d'une immense conque dont les parois sont revêtues d'azur et l'intérieur en est occupé par une espèce de brume blonde dont on ne sait d'où elle vient, étant partout. Car ici, est-il dit, nous avons deux soleils, et c'est à l'eau qu'on doit le vin.»

Guy de Pourtalès, enfin, nuance lui aussi les couleurs du Léman qu'il aime, dans Marins d'eau douce : «Quand souffle le «séchard» il est bleu; il est vert par le vent du sud, noir par le «joran», mauve par les soirs de calme et rose quelquefois, très tôt le matin ... »

Heureusement, ce déferlement d'émotion sublime est tempéré parfois par l'ironie, le sarcasme ou l'humour. L'écrivain vaudois Paul Budry note que parmi les lacs, le Léman est sans doute celui qui a le plus excité « l'idolâtrie dans les âmes sensibles» et autant suscité «d'hymnes, d'élégies et de romances […] dans tous les idiomes du monde». Les iconoclastes Chaux-de-Fonniers Plonk et Replonk maltraitent allègrement les flots du Léman dans leurs montages photographiques, les nettoient à sec, y mettent le feu, le coupent à la frontière d'un sillon digne de la fuite en Egypte, ce qui ne les empêche pas d'avoir eu les honneurs des cimaises du Musée du Léman. Et l'humoriste Pierre Dac, contemplant l'étendue lacustre, a cette forte pensée : « je songe parfois à la quantité de bœuf qu'il faudrait pour faire un bouillon avec le lac de Genève ... »

Même sans bouillon, le Léman est généreux pour nourrir et enrichir ses riverains et, s'il est source infinie d'inspiration, il est tout autant lieu de détente, de loisir et de ressourcement. Ces attraits ont dès la préhistoire fixé des populations autour de ses rives, avec les fameux Lacustres, dont les villages sur pilotis ont excité la curiosité des archéologues et de générations d'écoliers. Il a aussi servi depuis la nuit des temps de voie de communication commode et relativement sûre. Et, avec son climat privilégié, il a contribué à l'émergence au XIXe siècle d'un tourisme raffiné et à l'apparition d'une grande hôtellerie de prestige, sur la Riviera comme autour d'Evian. Mais aujourd'hui la pression démographique est telle, avec la constitution progressive d'une véritable mégalopole lémanique, que ses atouts deviennent paradoxalement des risques contre lesquels il faut à tout prix le préserver.

Illustration : Charles Ferdinand Ramuz

176. Lumières et richesses du Léman. 4/4


Gustave Courbet : le chateau de Chillon

4/4. On a souligné les efforts entrepris pour rétablir la santé de ses eaux. Il faut aussi lutter pour préserver son capital de détente, de promenades, de baignades, d'activités sportives de pointe ou de loisir. Dire que seuls 3% des 200 km de rives sont encore entièrement naturels constitue un vrai cri d'alarme. On en a pris conscience et une volonté de renaturation se fait jour. A l'image de ce qui s'est fait avec la réserve des Grangettes, où la nature a retrouvé ses droits et qui devrait encore se poursuivre avec l'aménagement d'autres biotopes.

L'accès au lac est un enjeu puissant, plébiscité par la population. Quelque 130 plages publiques parsèment les rives du Léman, sans compter les accès plus ou moins secrets et cachés qu'on ne révèle pas volontiers. La bataille des Bains des Pâquis, il ya vingt ans, a mobilisé victorieusement les adeptes de sa préservation, et ce lieu magique est aujourd'hui un pôle d'attraction été comme hiver. Sur l'autre rive de la rade genevoise, le projet de plage des Eaux-Vives suscite la passion, et une campagne d'affiches le relie par son air rétro à la nostalgie des eaux pures d'antan.

Navigation de plaisance, régates et canotage font partie des autres plaisirs inséparables du lac, qu'ils soient abordés sous l'angle du farniente ou celui de l'exploit: les prouesses des navigateurs en course autour des océans du globe se sont préparés dans les risées du Léman et Alinghi a survolé le Bol d'or avant de conquérir la coupe de l'America.

Les pêcheurs amateurs sont les plus nombreux, mais la pêche professionnelle est toujours vivante, après une longue période difficile due à l'eutrophisation du lac et la raréfaction des espèces de poissons dites «nobles». Les fils reprennent les concessions des pères, et les très populaires filets de perche «du lac », emblématiques du Léman depuis un demi-siècle, ont de beaux jours devant eux. Même si le lac n'est pas toujours le nôtre, selon les saisons ... Mais pêcheurs et restaurateurs diversifient les façons d'apprêter leurs prises, on fume volontiers la féra, dont on mitonne rillettes ou terrines aux recettes jalousement gardées.

Enfin la vigne, gardée pour la bonne bouche ! Lavaux, élément consubstantiel du paysage lémanique forgé en terrasses dès le XIIe siècle par les moines cisterciens avant d'être inscrit en 2007 au Patrimoine mondial de l'UNESCO. Petit blanc tenu au frais pour toute circonstance. Fête des Vignerons de retour tous les quarts de siècles depuis deux cents ans, qui ponctue une vie et consacre le travail du vigneron, liesse traditionnelle sur une mythologie intangible, dont la mise en scène est renouvelée par les plus grands artistes de la région ...

Si Ramuz s'est retenu de dire «civilisation» du Léman, on peut tout de même parler avec le géographe Paul Guichonnet de« génie propre des lieux», de «mode de vie lémanique», façonnés par sa part d'éternel, mais nourris de son évolution constante. Le lac n'est donc pas un paradis perdu, comme s'en attristent certains de ses amoureux mais, écrit Carine Bertola, directrice du Musée du Léman, « bien plutôt un paradis à inventer».

Ariel Herbez

Cet article est inspiré notamment de «Léman maniac », un livre de Carine Bertola (Glénat 2009), de l’exposition du Musée du Léman, « Peintures de Genève », d'Anne Cendre et Lucien Boissonnas (Skira 1998), «Les Affiches du Léman», de Jean-Charles Giraud (Georg 7998) et du blog http://cheminstraverse.blogspot.com.

175. Premier paysage lémanique en 1444


Konrad Witz vint à Bâle en 1431, durant le premier concile; et s'y maria; il eut cinq enfants. Souvent abordé par les historiens de l'art pour des questions d'attributions, il est intéressant d'utiliser des outils d'analyse articulés autour de la question de l'excentricité en peinture. Alors qu'il est souvent classé parmi les artistes médiévaux, on peut se demander de quelle manière Witz envisage la modernité et avec quels moyens il y pénètre. Des motifs ironiques ou humoristiques ont été relevés dans la peinture de Witz et interprétés dans l'optique de reconsidérer la peinture du maître bâlois. La Pêche Miraculeuse (1444) de Konrad Witz sera le premier tableau de paysage de l'histoire de l'art. Dans ce dernier est représenté le mythique Mont Blanc.

174. Sur la rive du lac. 4

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