63. Ce que j'appellerais le ciel 3/3


3/3. J'ai, pendant mon enfance et mon adolescence, parcouru cette route avec un plaisir si fort qu'il me semble avoir failli mourir de la joie de vivre. Cette joie m'était lancée de tous les points de l'étendue, et, me frappant comme de mille balles argentines, me faisait réellement chanceler de nostalgie céleste et d'ineffable convoitise.
A mesure que nous approchions du couvent, la cloche aux sons distincts répandait à travers les clématites qui tapissaient les murailles du monastère son bruit vibrant, alerte, peiné aussi, comme émané d'un cœur fendu, trop sensible, mais brave, et qui distrait sa détresse, la rejette à mesure, et bannit de soi toute langueur. Nous arrivions. En face du couvent, la villa des Quatre-saisons disparaissait sous la vigne vierge et les pétunias. J'éprouvais là, en regardant cette maison dans laquelle je n'étais jamais entrée, la prédilection de l'enfance pour ce qui ne lui appartient pas, et mon imagination situait en cette romanesque demeure des plaisirs sans blâme et un contentement sans défaut. Mais l'on m'arrachait de cette méditation pour me guider vers le religieux enclos.
Il suffisait de pousser une porte de bois plein, à ressorts, dont je sens encore sous ma main la résistance et la pression contrariée, pour pénétrer dans cet asile souriant, qui, chaque fois, installait brusquement dans mes yeux une image d'humble paradis, parfaitement radieux.
Jeunesse, ambition, amour, munificence, paysages infinis, je vous ai possédés au son d'une cloche de couvent, dont les vibrations glauques et liquides chantaient tous les départs, toutes les constances, et sanctifiaient la sublime générosité du désir !

62. Ce que j'appellerais le ciel 2/3

Le couvent des Clarisses d'Evian, aujourd'hui démoli.
Il se trouvait à l'emplacement de l'actuel Supermarché Casino
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2/3. Là j'ai vraiment connu la joie, visiteuse forcenée, archange tumultueux qui pénétrait en moi avec toutes ses ailes pour m'entraîner, trébuchante de radieux vertige, vers les régions illimitées de l'espérance. Continuité des choses, jeunesse des éléments, vous que j'ai contemplées avec les yeux éblouis de l'enfance, plus brillants que le vert thuya grêlé de soleil, vous étincelez toujours, et moi je passe, bientôt j'aurai passé. Quand mon esprit est sans cesse transformé par les arabesques des événements, semblables à la course des nuages, je retrouve toujours pareille, active, satisfaite, honnête, la petite ville rêveuse de mon enfance. Je suis au milieu de ma vie qu'encore le couvent des Clarisses, bien qu'abandonné à présent, garde dans un matin de mai sa juvénile beauté.
Mêlant mes souvenirs à la pure matinée, je vais essayer de dépeindre sa joie rustique, sa blancheur de tubéreuse, ses lignes bien tendues, qui, contenant l'azur, le silence, la musique, de frémissantes prières et le sol vivace d'un jardin ordonné, me dispensaient tour à tour le calme captivant et l'allégresse dionysiaque.
De bonne heure, le dimanche matin, sous le soleil de juillet et d'août, nous nous hâtions vers la chapelle du couvent. La route à parcourir était assez longue, moelleuse de poussière blonde, bordée d'un côté par les ronciers et les mûriers où les volubilis, si fragiles naissaient, disparaissaient, comme un regard et un soupir de fleur. De l'autre côté de la route, les collines s'appuyaient amicalement à l'espace, s'incurvaient pour laisser courir la ligne argentée où s'élançaient les trains, et précipitaient dans la plaine de petites sources torrentielles, qui s'abattaient en bouillonnant, en chuchotant, comme pour porter aux prairies, parmi les verts osiers, je ne sais quelle heureuse nouvelle des sommets.

61. Ce que j'appellerais le ciel 1/3


Le 22 mai 1914 Anna de Noailles s'installe seule au Grand-Hotel d'Evian (aujourd'hui détruit et remplacé par l'Hôtel Hilton). Elle écrit ce texte destiné aux soeurs Clarisses d'Evian.

1/3. La petite ville d'Evian, en Savoie, au bord du Lac Léman, est pour moi le lieu de tous les souvenirs. C'est là que j'ai, dans mon enfance, tout possédé, et dans l'adolescence tout espéré. Si le parfum est le plus prompt véhicule que l'âme puisse emprunter au monde pour rejoindre le passé, l'infini, les cieux, je suis ici dans ce royaume de la mémoire.
Je reconnais les vives odeurs du Lac, légères et mouvementées, où l'on discerne un parfum de marine et d'ablettes, de goudron éventé, de barques peintes et clapotantes, qui font rêver des grands ports et des voyages. A cette jubilante émanation du rivage, il faut joindre l'arôme matinal de la rosée des nuits, partout encore en suspens et que l'azur s'assimile; des effluves d'herbes et de pollens qui contaminent suavement l'intact pureté de l'air et de fines senteurs animales: plumages volants et pépiants, roitelets, chardonnerets, merles charmants et maladroits, fardeau de la délicate pelouse.
Le Lac, en été, est un satin tendu, plus soyeux que l'éther, moins que lui cristallin. Le silence, dans cette atmosphère de turquoise crémeuse, formerait un bloc de compact azur s'il n'était disjoint de moment en moment par le bourdonnement saccadé des bateaux à vapeur qui semblent transporter d'une rive à l'autre l'impatience aventureuse et l'exaucement des désirs.