61. Ce que j'appellerais le ciel 1/3


Le 22 mai 1914 Anna de Noailles s'installe seule au Grand-Hotel d'Evian (aujourd'hui détruit et remplacé par l'Hôtel Hilton). Elle écrit ce texte destiné aux soeurs Clarisses d'Evian.

1/3. La petite ville d'Evian, en Savoie, au bord du Lac Léman, est pour moi le lieu de tous les souvenirs. C'est là que j'ai, dans mon enfance, tout possédé, et dans l'adolescence tout espéré. Si le parfum est le plus prompt véhicule que l'âme puisse emprunter au monde pour rejoindre le passé, l'infini, les cieux, je suis ici dans ce royaume de la mémoire.
Je reconnais les vives odeurs du Lac, légères et mouvementées, où l'on discerne un parfum de marine et d'ablettes, de goudron éventé, de barques peintes et clapotantes, qui font rêver des grands ports et des voyages. A cette jubilante émanation du rivage, il faut joindre l'arôme matinal de la rosée des nuits, partout encore en suspens et que l'azur s'assimile; des effluves d'herbes et de pollens qui contaminent suavement l'intact pureté de l'air et de fines senteurs animales: plumages volants et pépiants, roitelets, chardonnerets, merles charmants et maladroits, fardeau de la délicate pelouse.
Le Lac, en été, est un satin tendu, plus soyeux que l'éther, moins que lui cristallin. Le silence, dans cette atmosphère de turquoise crémeuse, formerait un bloc de compact azur s'il n'était disjoint de moment en moment par le bourdonnement saccadé des bateaux à vapeur qui semblent transporter d'une rive à l'autre l'impatience aventureuse et l'exaucement des désirs.