43. Léman : notre Méditerranée à nous


Léman «Notre Méditerranée à nous»
par Antoine Duplan

Miroir de l’âme, berceau d’une civilisation, il est le lac préféré des poètes romantiques, des musiciens de jazz et des amateurs de filets de perche. Tous pêchent l’inspiration aux eaux du bleu Léman.
Ô toi, habitant de La Côte ou de Lavaux qui rentres après un séjour dans la sombre Suisse allemande, ô toi touriste japonais qui abordes notre beau pays via Kloten. Ton train a traversé de mornes faubourgs, de monotones campagnes. Et tandis que tu descends vers le sud, une lumière prodigieuse grandit dans le ciel qui attise ton exaltation comme la promesse d’une fontaine excite la soif. Soudain le train débouche sur l’adret lémanique! Alléluia! Le Léman s’offre comme l’albatros ouvre ses ailes. C’était l’hiver à Palézieux, c’est déjà l’été sur Lavaux. C’était la Ruhr, voici la Toscane… Ramuz déjà éprouvait ce ravissement ferroviaire: «Quand on sort du tunnel de Chexbres, on est d’abord dans l’éblouissement. On vient de quitter la lumière adoucie et terne qui est celle des pays trop verts qu’assombrissent les sapins (...) On est sur le flanc d’une immense conque dont les parois sont revêtues d’azur et l’intérieur en est occupé par une espèce de brume blonde dont on ne sait d’où elle vient, étant partout. Car ici, est-il dit, nous avons deux soleils, et c’est à l’eau qu’on doit le vin.»

Miroir de l’âme.

Ces 582 km2 de surface aquatique s’inscrivent dans l’histoire. La chronique du Léman abonde en anecdotes. Des drames, comme l’explosion de la chaudière du Mont-Blanc à Ouchy en 1892, 22 victimes. Des pêches miraculeuses comme les 700 kilos de féras ferrées à Meillerie en 1896. Des exploits comme le vol Saint-Gingolph-Genève accompli par Armand Dufaux en 1910 ou les plongées du Mésoscaphe à l’Expo 64. Des histoires fantastiques comme l’excommunication que l’évêque de Lausanne prononça en 1300 contre les anguilles... Davantage que le plaisir de ces péripéties pour almanach, le lac Léman est un miroir de l’âme où se reflètent le jet d’eau de Genève et la fourchette de l’Alimentarium, le Château de Chillon et les Dents-du-Midi, le vigneron qui monte à sa vigne et le siège des multinationales, les petits préaux chantés par Emile Jaques-Dalcroze et la statue de bronze de Freddie Mercury, le clocher des églises et les divinités païennes de la Fête des Vignerons, les carrières de Meillerie et les papillons que chassait Nabokov, et le ciel immense qui joue à pile ou face avec les eaux comme dans les anamorphoses vertigineuses de Pietro Sarto...

Morceau de ciel.

«Toujours les lacs, morceaux de ciel égarés, sur terre, exciteront l’idolâtrie dans les âmes sensibles. Il n’en est point, probablement, qui l’ait fait autant que le Léman, ni qui pût réciter, si les eaux avaient de la mémoire, autant d’hymnes, d’élégies et de romances qui se sont épanchées au bord de ses flots, dans tous les idiomes du monde», ironise Paul Budry dans un texte consacré aux peintres du Léman. L’écrivain vaudois observe que le peintre du lac balance entre deux pôles périlleux, le pittoresque et la féerie. Et estime que seul Bocion a su rendre la poésie du lieu. «Notre Méditerranée à nous, petite mer intérieure avant la grande» (Ramuz) s’impose à Rousseau par «la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l’âme» comme décor pour La Nouvelle Héloïse. Byron aime le Léman «et sa nappe de cristal, miroir où les étoiles et les montagnes voient reproduire leur image tranquille dans la profondeur de cette eau limpide». Cette grâce pénètre même la carapace des pires béotiens. Dans Emballage cadeau, lorsque le commissaire San-Antonio lui apprend que le lac Okeechobee (Floride) est environ quatre fois plus grand que le Léman, l’inspecteur Bérurier renâcle salement: «Compare pas, je te prie, c’t’espèce d’égout dégueulasse av’c le lac de Genève dont tout autour on trouve du vin blanc frais et des filets de perche.»

Ô bleu Léman.

Le théologien Eugène Rambert et le professeur Juste Olivier ont laissé leur nom à des rues lausannoises. En leur temps, ils versifiaient: «Ô vieux Léman, toujours le même, Bleu miroir du bleu firmament, Plus on te voit et plus on t’aime, Ô vieux Léman», entonnait le premier. Et le second de faire écho: «Ô bleu Léman, amours de tes rivages Miroir du ciel où tremblent les nuages De ma patrie ô suprême beauté.»Les poètes de passage dégainent aussi leur lyre: «Quant au Léman, c’est la mer de Naples, c’est son ciel bleu, ce sont ses eaux bleues, et plus encore ses montagnes sombres qui semblent superposées les unes aux autres, comme les marches d’un escalier du ciel», écrit Dumas. Et Hugo: «Cette magnifique émeraude du Léman enchâssée dans des montagnes de neige comme dans une orfèvrerie d’argent». Même les cygnes, ces oies dédaigneuses, chatouillent les plumes romantiques: «Pour moi, cygne d’hiver égaré sur tes plages / Qui retourne affronter son ciel chargé d’orages / Puissé-je quelquefois, dans son cristal mouillé / Retremper, ô Léman, mon plumage souillé!» sanglote Lamartine…Il est des manières plus subtiles d’évoquer le berceau lémanique qu’en faisant rimer «bleu» et «cieux». En témoignent La grande eau de Blok et Francioli, et La face cachée du Léman, l’exposition de Plonk & Replonk (lire encadrés). En témoigne aussi A la recherche du lieu de ma naissance (1990), «documentaire semi-autobiographique, semi-poétique, semi-fictionné» de Boris Lehman. Le cinéaste belge est né le 3 mars 1944, à la clinique de La Source, à Lausanne, où ses parents, fuyant la Pologne, puis la Belgique, avaient trouvé asile. A la fin de la guerre, ils sont repartis en Belgique. Boris Lehman a attendu quarante ans pour revenir dans la ville où il a vécu sa première année.
«Revenir sur un lieu sans souvenir c’était un acte symbolique. Le lac représentait tout ça, le lieu d’origine, le ventre de ma mère, mon nom (Léman/ Lehman)». Le film propose l’allégorie d’un homme qui descend à reculons, de la cathédrale au lac. Trouve-t-il l’apaisement dans les eaux pâles ? «Apaisement, je ne sais pas, médite Boris Lehman. Je dirai plutôt mélancolie. Le soleil ne brillait pas, le lac est souvent caché par la brume.» Le bleu Léman est parfois gris. Il agit sur la conscience du monde comme un imparfait Léthé.

Source : http://www.hebdo.ch/Leman_Cote_Lavaux_poetes_musiciens_474_.html