42. Rhône et lac Léman



Rencontre annuelle du Réseau Rhône à Nyon
Rhône et Lac Léman, patrimoine immatériel ?
18 novembre 2004

Qu’ils soient pêcheurs ou plaisanciers, naturalistes ou promeneurs, ceux qui fréquentent le Rhône et le Léman entretiennent forcément des relations privilégiées avec cet environnement aquatique. Qui se traduisent en toutes sortes de représentations, récits, traditions et autres expressions culturelles au sens large et qui se recomposent sans cesse « au gré des transformations du milieu et de la société ».
« Faune et flore, glaciers, lacs et delta, histoire de la navigation, métiers traditionnels du fleuve, aménagements des berges, construction de barrages, contes et légendes, cités riveraines, fêtes de l’eau, pêche et gastronomie… » : voilà un bassin fluvial aux mille et une richesses.
Décrire cet héritage vivant, le comprendre, le sauvegarder, le valoriser constitue l’une des tâches prioritaires des membres Réseau Rhône.
« Quels sens recouvre cette notion rapportée au Rhône et au Léman ? Comment ce patrimoine immatériel est-il appréhendé et considéré dans les actions de mise en valeur des territoires ? Doit-il faire l’objet de mesures particulières ? » Le colloque, on s’en doute, n’a pas généré de réponses définitives à ces interrogations. Mais il aura du moins ouvert quelques fenêtres sur un horizon qui appelle d’autres explorations.
Les lacs sont-ils des productions culturelles ? Le géographe Jean-Claude Vernex n’en doute pas. Leurs représentations font certainement partie de ces processus qui donnent du sens, alimentent la mémoire et fondent l’identité. Le regard que les artistes portent sur eux est donc d’un intérêt primordial.
Il est loin le temps des « beaux paysages lacustres » à la Rousseau. Peu à peu, peintres et poètes ont abandonné les « géographies sentimentales », sorti le lac des décors pittoresques où on l’avait emprisonné et en ont fait le motif principal de leur approche. Cette réinterprétation a connu plusieurs étapes, du lac gracieux et riant à ses jeux de lumière et ses effets de miroir, en passant par le sublime ou le sauvage, le majestueux et l’effrayant.
Cette culture du regard va tellement faire corps avec son objet qu’elle conduira le public à confondre sa perception du lac avec certaines descriptions quasi immortelles. Qui dit Lac du Bourget, pense Lamartine. Lac Léman, Ferdinand Hodler ou aujourd’hui Marcel Imsand, photographe. Une topophilie qu’ont su exploiter avec succès les premières affiches de la promotion touristique.
Cet imaginaire-là fait sans nul doute partie d’un patrimoine immatériel. Historiquement daté et socialement situé, note Jean-Claude Vernex, qui prévient qu’on aurait tort d’en rester là. Car le lac désormais n’est plus seulement objet de contemplation, mais aussi lieu d’action, de loisir, de recréation. Un nouvel imaginaire lacustre est en train de naître.
Jean-François Rubin, lui, porte sur les cours d’eau le regard du biologiste. Le patrimoine qu’il veut protéger est certes on ne peut plus concret et tient en un mot : biodiversité. Celle des poissons, amphibiens, végétaux, oiseaux et autres vivants. Le côté « immatériel » de son champ d’action, ce sont les mentalités des riverains, des pêcheurs en particulier.
Pendant longtemps, explique-t-il, on a considéré la faune piscicole uniquement sous l’angle de la ressource halieutique. On ne s’intéressait au poisson que parce qu’il procurait le plaisir de la pêche et de la table. On ne cherchait guère à le connaître de façon quelque peu scientifique, en tout cas beaucoup moins systématiquement que les fleurs et les oiseaux. L’une des meilleures illustrations de ce désintérêt est la multitude de noms vernaculaires locaux dont on affuble le poisson. Ce qui fait, par exemple, que le même individu s’appelle vengeron sur la rive suisse du Lac Léman et gardon sur sa rive française.
Le problème, selon Jean-François Rubin, c’est qu’en général les pêcheurs ne parlent donc généralement des poissons et des rivières qu’en termes d’intérêts économiques et de repeuplements. Il y a en Suisse une soixantaine d’espèces de poissons. Cinq représentent des produits commercialisables et sont gérées dans ce but, mais on se désintéresse largement de toutes les autres.
Penser les cours d’eau en termes de milieux de vie procède d’une autre mentalité : c’est la seule manière de s’attaquer aux vrais problèmes, en impliquant une foule d’acteurs et non seulement des pêcheurs, avec une efficacité à long terme. « La rivière ne s’arrête pas là où on n’a plus les pieds mouillés » : si l’on s’intéresse vraiment au poisson, il faut alors développer la qualité de son environnement qui est aussi celui de nombreuses espèces végétales et animales.
Et cette sauvegarde de l’intégralité du patrimoine naturel passe forcément par une révolution des mentalités et des manières de se comporter à son égard. Ce qui, somme toute, fait aussi partie de la définition du patrimoine immatériel.
En matière de patrimoine, où donc passe la frontière entre le tangible et l’immatériel ? Carinne Bertola, conservatrice du Musée du Léman, la juge pour le moins arbitraire. Pour elle comme pour ses collègues qui s’efforcent d’inventorier, de conserver et de valoriser les héritages de l’humanité, comment imaginer en effet un musée sans objets, matières et formes ?
Grâce aux nouvelles technologies, l’immatériel y a sa place davantage que par le passé. L’image et le son permettent d’amener le public dans des problématiques lointaines ou invisibles. L’informatique offre un accès à toutes sortes de bases de données qui sont autant d’invitations à découvrir le savoir scientifique.
Un musée peut en tout cas participer à la valorisation des savoir-faire, à l’instar de l’exposition 2002 sur les « Dames du Lac, Figures de Proue du Léman ». Ce projet de fabriquer des répliques des décorations de bateaux en bois sculpté et doré à la feuille engendra des découvertes d’un autre âge chez des artisans bien d’aujourd’hui.
Pour Marie-Hélène Sibille, conservatrice du Musée de la Camargue, c’est le Rhône lui-même qui constitue l’objet immatériel central et paradoxal de l’espace qu’elle tente de remodeler. Car, dans le delta prisonnier de ses deux bras, le fleuve, pour ainsi dire, n’existe plus. Il n’y a plus que digues et canaux, étangs et marais. Le Rhône y est à la fois partout présent et absent. On n’en parle que lorsqu’il atteint sa cote d’alerte ou qu’il est trop tard pour reprendre le bac en fin de journée.
D’où son dilemme quant à la pertinence du patrimoine culturel à valoriser ? Les trésors de la langue provençale et les traditions arlésiennes de la Camargue d’hier ? Ou l’actuel savoir-faire des habitants du delta en matière de gestion hydraulique, de culture du riz, de production de sel et d’élevage extensif ?
Ce qui revient aussi à se demander si les efforts de conservation du patrimoine servent d’abord aujourd’hui à faire le deuil d’une époque révolue. Et lorsque des transformations durables de l’environnement se profilent à l’horizon, comme c’est le cas en Valais avec les projets de la troisième correction du Rhône, ne faut-il pas prendre les devants et sauver de toute urgence ce qui peut l’être ? Dans ce cas, la sauvegarde du patrimoine devrait être l’affaire de tous, et pas seulement de conservateurs de musées.

Bernard Weissbrodt

Source : http://www.aqueduc.info/spip.php?article284