37. Alphonse de Lamartine (1/4)


Ressouvenir du lac Léman
A Mr Hubert Saladin 1862

1. Encor mal éveillé du plus brillant des rêves,
Au bruit lointain du lac qui dentelle tes grèves,
Rentré sous l’horizon de mes modestes cieux,
Pour revoir en dedans je referme les yeux,
Et devant mes regards flottent à l’aventure,
Avec des pans de ciel, des lambeaux de nature !
Si Dieu brisait ce globe en confus éléments,
Devant sa face ainsi passeraient ses fragments…
De grands golfes d’azur, où de rêveuses voiles,
Répercutant le jour sur leurs ailes de toiles,
Passent d’un bord à l’autre, avec les blonds troupeaux,
Les foins fauchés d’hier qui trempent dans les eaux;
Des monts aux verts gradins que la colline étage,
Qui portent sur leurs flancs les toits du blanc village,
Ainsi qu’un fort pasteur porte, en montant aux bois,
Un chevreau sous son bras sans en sentir le poids;
Plus haut, les noirs sapins, mousse des précipices,
Et les grands prés tachés d’éclatantes génisses,
Et les chalets perdus pendant tout un été
Sur les derniers sommets de ce globe habité,
Où le regard, épris des hauteurs qu’il affronte,
S’élève avec l’amour, soupir qui toujours monte !…
Désert où l’homme errant, pour leur lait et leur miel,
Trouve la liberté qu’il rapporta du ciel !…
Par-dessus ces sommets la neige blanche ou rose,
Fleur que l’été conserve et que la nue arrose ;
Les glaciers suspendus, océans congelés,
Pour la soif des vallons tour à tour distillés ;
Dans l’abîme assourdi l’avalanche qui plonge ;
Et sous la main de Dieu pressés comme une éponge,
Noyés dans son soleil, fondus à sa lueur,
Ces grands fronts de la terre exprimant sa sueur !…
Je vois blanchir d’ici, dans les sombres vallées,
Des torrents de poussière et des ondes ailées ;
Leur sourd mugissement tonne si loin de moi,
Que je n’entends plus rien du fracas que je vois !