08. La pêche professionnelle au Léman (5/5)

5. Certes ces progrès ont amélioré la vie quotidienne du pêcheur mais la véritable révolution pour le savoyard est d'ordre commercial. Un change monétaire favorable, incitant le client suisse à traverser le lac, impose en Savoie vers les années 60 l'implantation de la spécialité genevoise du filet de perche. La saveur de ce produit liée au développement du tourisme entraîne une demande importante. Cet engouement va améliorer d'une façon substantielle les revenus des pêcheurs savoyards. Il ne faut pas oublier, qu'auparavant la friture de perchettes, plat traditionnel savoyard, était loin d'avoir la valeur commerciale des filets.
La perche n'est évidemment pas la seule richesse gastronomique du Léman: la féra, l'omble chevalier, la truite sauvage, le brochet, conservent leurs fidèles. A la différence du pêcheur amateur, en pêchant toutes les espèces, le professionnel contribue au maintien de l'équilibre de la faune ichtyologique du lac. Il participe également à l'action mise en place par les piscicultures pour le développement de la faune piscicole. La profession met en valeur un produit naturel et dépend fortement des aléas climatiques et de l'évolution du milieu. Conscient de son rôle de « gardien» du lac, le pêcheur professionnel est le premier à sensibiliser l'opinion publique sur les dangers de l'eutrophisation. […]

07. La pêche professionnelle au Léman (4/5)


4. La grève des ouvriers bateliers de mars 1894 a permis d'obtenir une augmentation d'un franc par homme et par voyage quelle que soit la longueur du parcours. Une nouvelle grève en juillet 1895 oblige les patrons à payer l'assurance des ouvriers, ce qui représente une augmentation de 0,60 F par homme et par voyage. Le syndicat accorde aussi des subsides à ceux de ses membres qui se trouvent dans le besoin par suite de maladie ou d'accident.
Dans la logique des idées en cours, le syndicat professionnel des pêcheurs français du lac Léman est constitué le 22 mars 1896 à Rives-Thonon sous la présidence de Gaspard Moille. Son existence est de courte durée: le défaut d'entente et le non paiement des cotisations entraînent sa dissolution en avril 1898. Sans doute, les pêcheurs savoyards n'étaient-ils pas encore mûrs pour admettre l'intérêt d'un syndicat et surtout de limiter quelque peu leur individualisme traditionnel ?
En 1902, le syndicat est remis sur rail. Dorénavant, il devient un interlocuteur incontournable, dont il faudra tenir compte, lors de toutes les négociations sur la pêche. Ce rôle, le syndicat le tiendra avec courage, ténacité et compétence tout au long du XX° siècle.
Le XX siècle est profondément marqué par deux guerres qui apporteront le malheur dans beaucoup de familles de pêcheurs en Savoie. Le pêcheur suisse subira lui aussi de gros soucis économiques durant ces périodes. En 1918, l'existence même de sa profession est menacée par une motion du socialiste Poyet qui vise à interdire la pêche avec le grand filet et la monte, motion appuyée voire suggérée par la toute récente société des pêcheurs amateurs du Léman. Cette motion sera définitivement rejetée en 1919.
Dans les années 1930, l'apparition des premiers moteurs réduiront nettement les heures de rames; 25 ans plus tard, ceux avec ralenti apporteront du confort, permettront de pêcher seul et supprimeront les compagnons. Toujours dans les années 1950, les filets de nylon vont libérer les pêcheurs du travail d'entretien, long et fastidieux, que nécessitait le filet en coton. Par ailleurs, moins visible, il pêche mieux, tant de jour que de nuit.

06. La pêche professionnelle au Léman (3/5)


3. En 1888, un pêcheur de Meillerie, Marie Lugrin dit Blonay, a l'idée de superposer des étoles et de les tendre verticalement au large. Ce filet pouvant atteindre 160 mètres de longueur et 25 mètres de hauteur obtient des résultats remarquables. Posé le soir, relevé tôt le matin, il supprime la contrainte de pêcher la nuit. Comme le pic est un filet flottant, non ancré sur le fond, il peut être entraîné par les courants et se retrouver dans les eaux suisses, où il sera à l'origine de nombreux litiges, parfois très graves, entre pêcheurs savoyards et gardes suisses.
Cette fin du XIX siècle bouillonne d'idées nouvelles dont les journaux se font largement l'écho. Ceux-ci, par leur humour acerbe et parfois par leur méchanceté, soutiennent les pêcheurs dans leurs luttes pour un règlement plus juste, des conditions de vie plus humaines. Le 15 mars 1895, le journal suisse Grütli donne le ton. Il engage tous les travailleurs à signer une pétition pour témoigner ainsi leurs sentiments de solidarité avec les pêcheurs, dont la position est des plus critiques. Les arrêtés, décrets, messages, conventions sont tellement nombreuses et compliquées qu'il est presque impossible à un père de famille, malgré les travaux les plus durs et souvent au péril de sa vie, de gagner de quoi nouer les deux bouts. […]
Ce journal poursuit : Les pêcheurs ont donc raison de relever la tête et de réclamer la révision de ces lois. S'ils n'obtiennent pas la victoire immédiatement, qu'ils ne se découragent pas, qu'ils s'unissent toujours plus fortement et qu'ils continuent calmement, mais fermement à présenter leurs revendications en se souvenant de la devise « Pour être forts, soyons unis». Que les pêcheurs s'organisent en syndicat et avec un peu de persévérance et d'énergie, ils verront peu à peu triompher leurs justes revendications. Un syndicat des pêcheurs vaudois sera créé peu de temps après.
Sur la côte savoyarde, le syndicat des ouvrier bateliers est né le 19 novembre 1893 et, le 19 janvier 1894, celui des ouvriers carriers de Meillerie, Thollon et Saint-Gingolph. Ces statuts prévoient entre autres choses que tout membre du syndicat qui chargera une barque non syndiquée ou chargera une barque le dimanche sera passible d'une amende de 5 F.

05. La pêche professionnelle au Léman (2/5)


2. Le 14 novembre 1804, l'administration française fixe les règles d'une nouvelle organisation de pêche. Celle-ci sera reprise par l'administration sarde et restera en application, pratiquement sans modification jusqu'en 1864. Désormais, la rive savoyarde du lac Léman doit se soumettre à un droit de pêche morcelé en cinq cantonnements et adjugé à la chaleur des enchères et à l'extinction des feux. En d'autres termes, toute personne désireuse de pratiquer la pêche au filet se voit interdire la porte du Léman. Les fermiers ou adjudicataires deviennent les maîtres absolus de la pêche, rien d'étonnant alors que les conflits surgissent, nombreux et graves. Le 29 septembre 1849, le fermier de la pêche Jean-Baptiste Bruchon, en ramenant son poisson, est assassiné. Les coupables resteront inconnus mais la rumeur publique accuse formellement les pêcheurs.
Les raisons du comportement agressif des pêcheurs n'intéressent guère l'administration : ce sont en grande partie des gens sans fortune, des contrebandiers, des personnes en un mot qui se font un mérite d'enfreindre la loi. Un portrait de pêcheur, encore d'actualité dans les années 1980, car elle correspond bien à la réalité de la région du Chablais, traditionnellement rurale, où la terre et la propriété revêtent une grande importance. Les pêcheurs dénués de toute possession passent pour les parias du lac, des marginaux.
Pendant des générations, le paysage de la pêche n'a pas évolué: les techniques n'ont pas changé et l'organisation reste toujours calquée sur le moule féodal. Et puis curieusement, la période 1880-1890 voit sortir la pêche de son immobilisme ancestral. Le permis personnel, déjà en usage en Suisse depuis 1870, est enfin introduit en Savoie au 1° janvier 1884. Il remplace l'affermage, dernier souvenir de l'époque féodale.
Du côté technique, dès 1882, à Meillerie, les canots en forme viennent côtoyer les traditionnelles «naus» à fond plat. Construits par Jules Chevaley et Ducret, ils ne constituent pas, de prime abord, une concurrence bien dangereuse pour la nau qui ne coûte pas cher et dont la construction est simple. De plus, facile à échouer, elle convient particulièrement à la pêche au grand filet grâce à sa faible résistance au déplacement latéral. Pourtant, dès le début du XX° siècle, elle est abandonnée au profit du canot, plus facile à mener à la rame, plus performant à la voile. De plus, les facilités d'échouage sont dorénavant secondaires grâce à la construction d'appontements et de ports sur le Léman. Mais c'est surtout le succès rapide du pic aux dépens du grand filet qui s'avère l'argument majeur.

04. La pêche professionnelle au Léman (1/5)

par Robert Huysecom (extraits)

1. Le Léman, cette petite mer des Alpes, comme l'appelait le poète Lord Byron, envoûte tous ses visiteurs: peintres, musiciens, écrivains, curistes, touristes y ont trouvé sérénité et calme. Les paysages sont des cartes postales qui font rêver aux vacances. Des villes comme Montreux, Vevey, Evian, Thonon, Genève, Lausanne, Nyon, fières de leur passé, intégrées au XX° siècle, attendent sans peur le XXI° siècle.
Et pourtant dans ce monde dynamique où priment le rendement et la rentabilité, des familles vivent encore exclusivement de la pêche en eau douce. Plusieurs causes peuvent expliquer la pérennité du métier de pêcheur professionnel qui, né avec l'humanité, pourrait aujourd'hui sembler anachronique. C'est peut-être que face au développement rapide de notre région traditionnellement rurale, le maintien d'une sorte de garde-fou était nécessaire pour ne pas désavouer ses racines. Peut-être aussi, tout simplement, parce que dès le Moyen Age, le poisson du Léman est apprécié et recherché. Déjà vers 1595 Alphonse Delbène, Abbé d'Hautecombe, signale que du Léman, un poisson de fine saveur est expédié à Lyon par des attelages de chevaux pour gagner du temps.
Même avant cette date, le poisson ne représentait pas seulement une nourriture ou un objet de commerce, il était également symbole de prestige pour les seigneurs, les abbayes et les cités du littoral. C'est un cadeau protocolaire incontournable. Deux poissons valant jusqu'à huit florins sont offerts aux ambassadeurs du roi de France par la ville de Genève en 1461. Le 29 novembre 1776, le gouvernement genevois décide de remettre en cadeau à des personnes de distinction une truite du lac. En 1919, renouant avec cette tradition, les pêcheurs professionnels suisses envoient des truites aux députés, journalistes et personnalités qui les aident à lutter avec succès contre une motion vivant à restreindre d'une façon arbitraire et injuste l'exercice de la pêche professionnelle.
Au Moyen Age, le droit de pêche est un privilège important pour le seigneur et les ordres religieux. Plus tard une richesse pour les villes. Le poisson, à cette époque, est un objet recherché et apprécié mais celui qui le prend ne semble pas avoir grande importance. Sous l'Ancien Régime, les écrits concernant les pêcheurs sont rares.
La Révolution entraîne la suppression des privilèges de la noblesse, du clergé et des villes mais la vie du pêcheur ne s'en trouve pas facilitée: dorénavant, l'Etat exerce le droit de pêche à son profit et dans bien des cas, le pêcheur sera plus imposé encore que sous l'ancien régime.